31

 

Pour la première fois depuis sa petite enfance, Seschi ressentait quelque chose qui ressemblait à de la terreur. Même au plus fort de la sécheresse et de l’épidémie, il n’avait jamais douté de sa force quasi surnaturelle ; son ascendance divine le mettait à l’abri de tout danger. Comme la plupart des jeunes gens, l’idée de la mort ne l’effleurait pas. En lui vibrait de façon innée le besoin de protéger les autres, et sa place aux commandes d’un navire, malgré son jeune âge, n’était pas usurpée. Mais, devant l’ampleur du phénomène, il se découvrait soudain ridiculement faible. Agrippé à son bras, Hobakha expliqua d’une voix hachée par la frayeur :

— Les habitants des îles Blanches l’appellent Typhon. Ils pensent qu’il est le pire ennemi de leurs dieux.

Seschi ne répondit pas. Il avait déjà eu l’occasion de voir des tornades balayer la Vallée sacrée. Certaines étaient assez puissantes pour emporter quelques petits animaux imprudents. Mais jamais il n’aurait pensé qu’un monstre aussi colossal pouvait exister. Il avait pris naissance à environ deux miles vers le nord-ouest, non loin du vaisseau chypriote. On aurait dit un gigantesque entonnoir tourbillonnant, évasé vers les nuages ténébreux. Le vortex démesuré vint frapper la surface des flots tourmentés avec une violence inouïe, provoquant une énorme explosion liquide.

Le jeune homme comprit que le navire ennemi était perdu. La perspective aurait dû le réjouir, mais Khirâ était à bord. Il se sentait désemparé. Un souvenir surgit en lui, une phrase que lui avait dite un jour son grand-père Imhotep : le plus puissant des hommes, même soutenu par la plus redoutable armée du monde, n’est rien par rapport à la puissance des dieux. Crains-les et respecte-les, car la manifestation de leur colère nous donne la mesure de notre faiblesse !

En quelques instants, la base du titan s’élargit, jusqu’à atteindre près d’un demi-mile de diamètre. Avec quelques secondes de retard, le choc assourdissant de l’explosion vint percuter les tympans des marins. Certains se mirent à geindre, d’autres se prosternèrent en direction du Léviathan, afin d’attirer sa mansuétude. Malgré la distance, Seschi crut percevoir l’écho des hurlements de panique des occupants du navire chypriote. De même, l’apparition du phénomène avait désorganisé la poursuite des pirates, dont les navires essayaient désormais de faire demi-tour.

L’ouragan redoubla de violence, plaquant les hommes sur le pont du navire. Seschi et ses compagnons s’étaient solidement arrimés aux superstructures du vaisseau. Il n’y avait rien d’autre à faire que de tenter de fuir. Mais dans quelle direction s’échapper ? La base du cyclone oscilla, hésita, puis progressa avec une lenteur terrifiante en direction du bateau de Tash’Kor. Des lames monstrueuses naquirent, qui le malmenèrent, le submergèrent. Seschi n’entendit même pas le gémissement de terreur qui sourdait de sa poitrine. À chaque instant, il s’attendait à voir disparaître le vaisseau, dont la taille paraissait dérisoire face à la spirale monstrueuse. Hobakha donna l’ordre de mettre le cap au sud.

— Il faut nous éloigner de Typhon, hurla-t-il. Peut-être nous épargnera-t-il. Mais il peut se déplacer beaucoup plus vite que nous, et nous ne pouvons rien faire d’autre qu’implorer sa clémence.

Des grappes d’éclairs environnaient le colosse, provoquant des explosions de tonnerre qui se mêlaient au fracas démentiel des flots. L’un d’eux vint frapper le mât du Cœur de Cypris, qui s’embrasa avant de s’effondrer sur ses malheureux occupants. Seschi pensa que le navire allait s’enflammer comme de l’étoupe, mais une déferlante le submergea, qui éteignit le début d’incendie.

Depuis la cabine, Neserkhet observait le phénomène avec un sang-froid dont elle ne se serait jamais crue capable. Lorsque le monstre était apparu, elle avait connu un moment de panique intense. Puis un calme absolu lui avait succédé. Elle devait faire un cauchemar. Tout cela ne lui arrivait pas vraiment, elle n’était que spectatrice. Elle allait se réveiller, à Mennof-Rê, dans la chambre que lui avait offerte l’Horus. Un soleil rassurant luirait, et elle rejoindrait Khirâ avec qui elle se moquerait des avances maladroites de leurs jeunes soupirants.

En revanche, de l’autre côté de la cabine, Tayna avait perdu sa superbe. Elle s’était recroquevillée en position fœtale, le visage livide, les yeux écarquillés. Une tache peu engageante déshonorait sa robe. Neserkhet comprit qu’elle avait vomi de peur. Elle aurait dû se réjouir de voir sa rivale dans cet état lamentable. Sa nature généreuse l’emplit de pitié. Elle rampa vers elle, saisit un morceau d’étoffe avec lequel elle essuya tant bien que mal le vêtement souillé de la Chypriote. L’autre se laissa faire, les yeux brouillés de larmes. Elle regarda Neserkhet, les yeux emplis de terreur, puis se blottit contre elle comme l’aurait fait un petit enfant. La jeune Bédouine lui caressa les cheveux pour l’apaiser, toujours aussi surprise de ne pas éprouver une terreur similaire.

Ce qu’elle ressentait s’appelait simplement la résignation.

 

À bord du Cœur de Cypris, l’affolement était à son comble. Un vacarme assourdissant déchirait les tympans des navigateurs. À tout instant, Khirâ s’attendait à voir le vaisseau exploser sous l’impact du Léviathan. Désespérément agrippée à ce qui restait de la cabine arrière, emportée par l’ouragan, elle ne pouvait détacher son regard du cyclone tout proche, dont les flancs tourbillonnaires constituaient comme une muraille liquide et mouvante. Les flots agités malmenaient le navire, bousculant les rameurs dont tous les efforts se révélaient inutiles. D’immenses colonnes d’eau jaillissaient vers les cieux ténébreux en grondant. Tash’Kor l’avait rejointe, épouvanté. C’était moins la perspective de la mort qui l’atterrait que celle de périr de cette façon, dans le ventre d’un monstre aussi inconcevable. Il connaissait son nom : Typhon, le dieu aux cent visages, la Bête innommable qui hantait les profondeurs de la mer, la créature la plus terrifiante créée pour combattre les dieux.

Soudain, au moment où ils pensèrent leur dernière heure venue, le cyclone infléchit sa course. Dans un grondement apocalyptique, il remonta vers le nord, épargnant ainsi le navire. Puis il changea à nouveau de direction et fondit sur la flotte pirate.

— On dirait qu’il a voulu nous éviter, bredouilla Khirâ d’une voix tremblante.

Tash’Kor aurait voulu confirmer, mais aucun mot ne pouvait sortir de sa gorge nouée. Des clameurs d’épouvante vrillèrent le vacarme de la tempête. Tout à coup, une violente averse de grêle s’abattit sur la mer, criblant les rameurs du Cœur de Cypris et la surface des flots. Tash’Kor attrapa une couverture dont il enveloppa Khirâ. Les marins s’abritèrent comme ils le purent sous le banc de nage ou dans la cale. La visibilité chuta tant qu’on aurait pu croire la nuit venue. En quelques instants, les vagues se couvrirent d’une couche de glaçons dont les plus gros atteignaient la taille d’une noix. Heureusement, malgré la médiocrité de leur protection, les marins n’eurent que quelques blessures à déplorer. Après un déluge aussi intense que bref, l’averse se déplaça vers la flotte pirate, qui avait déjà abandonné sa poursuite. Elle eut moins de chance. Les rafales avaient redoublé d’ardeur. La taille des grêlons avait augmenté, pour atteindre celle d’œufs de canard. Une tornade de grêle se forma peu avant de toucher l’un des vaisseaux. Le muscle de glace et d’eau se tordit, s’enfla, puis environna sa victime. Malgré la distance, Khirâ perçut les hurlements de terreur des pirates, le crépitement infernal des glaçons sur le pont, La voile, que les servants n’avaient pas eu le temps d’affaler, se déchira dans un claquement sinistre. Un sursaut violent de l’ouragan déracina le mât qui bascula dans les flots rageurs. Autour du navire sinistré, la mer avait pris l’aspect d’une colline de neige en mouvement.

Les grondements du cyclone dépassaient la limite du supportable. Khirâ se boucha les oreilles, épouvantée. Soudain, elle constata qu’il n’était plus désormais qu’à un mile du bateau de Seschi, et sa base avait encore enflé. Le Léviathan sembla alors accélérer, se dirigeant inexorablement vers les vaisseaux désemparés des Peuples de la Mer. Incrédule, la jeune princesse vit le premier navire exploser sous l’impact. Puis ses débris furent avalés, aspirés par le monstre et emportés dans les airs à une vitesse phénoménale. Elle entrevit des corps hurlants tourbillonner, puis disparaître dans les ténèbres tourmentées qui ourlaient le colosse à sa jonction avec la couche nuageuse. Un deuxième, puis un troisième bateau connurent le même sort.

Le titan se rapprochait toujours du navire égyptien. Soudain, celui-ci disparut à son tour, masqué par la masse gigantesque du tourbillon. Khirâ hurla de terreur. Un choc attira leur attention sur l’autre flanc du navire. Des débris retombaient des cieux. Des masses noires indéfinissables fondaient sur eux, projectiles de toutes tailles jaillissant du cœur de la tornade. Une rame sectionnée transperça l’un des guerriers et se planta profondément dans le banc de nage. L’instant d’après, une chose informe percuta la lisse, qui explosa sous l’impact et se tacha d’écarlate. Luttant contre l’ouragan, Tash’Kor rampa vers le rameur touché. Au passage, il entrevit la chose qui avait déchiré la lisse : c’était un tronc humain auquel était encore rattaché un lambeau de jambe. Refoulant une soudaine envie de vomir, il s’accroupit près du marin. Mais celui-ci avait déjà cessé de vivre ; la rame l’avait littéralement coupé en deux.

Lorsque l’averse de débris se calma le cyclone s’éloignait vers l’est, après avoir dévoré la quasi-totalité des poursuivants. Désespérée, Khirâ scrutait la mer, espérant y découvrir la tache noire du vaisseau de son frère. Mais il n’y avait plus rien.

Paradoxalement, vers le sud, le ciel demeurait dégagé, et une lumière rasante couleur d’or rose continuait d’illuminer la scène apocalyptique de reflets irréels. Une odeur d’ozone et d’algue mêlés pénétrait les poumons de la jeune fille. Au loin, vers l’orient, le cyclone perdit de sa violence, puis s’effondra sur lui-même avant de disparaître. Titubant de fatigue et de peur rétrospective, les marins chypriotes reprirent leurs esprits. On enleva le corps du rameur tué, qui fut, selon la coutume, basculé dans les flots.

Sans doute en raison de l’ouragan, la sombre frange nuageuse se déplaça vers l’est, dévoilant derrière elle un ciel crépusculaire où scintillaient déjà quelques étoiles. Comme pour faire oublier sa fureur, la mer s’apaisa. Les vents étaient un peu tombés. Personne à bord n’osait plus parler. Devant l’ampleur de la terreur éprouvée, chacun restait seul avec lui-même, heureux d’avoir été épargné par la colère de la divinité monstrueuse. On aurait voulu croire à un cauchemar, mais les taches rougeâtres laissées par le sang des hommes tués par la démence aveugle de Typhon rappelaient à la réalité.

Épuisée, Khirâ ne savait plus comment chasser les images atroces qui hantaient son esprit. Elle avait vu la rame transpercer le marin, elle revoyait son visage déformé par la surprise et la douleur. Elle avait éprouvé une frayeur inconnue jusqu’alors. L’aspect terrifiant de la tornade lui avait révélé l’image même du Néant, l’abîme sans fond qui absorbe les âmes noires après le jugement de la plume de Maât.

Le matin même, alors qu’ils n’avaient quitté le port de Busiris que depuis quelques heures, elle s’était rendu compte qu’un navire s’était lancé à leur poursuite. Très vite, elle avait reconnu l’Esprit de Ptah. Elle avait compris alors que Seschi s’était lancé à sa poursuite. Elle lui en avait voulu dans un premier temps. Elle était libre de choisir sa vie, et personne ne pourrait jamais l’en empêcher. Puis le cyclone était survenu, dévorant tout sur son passage, y compris la flotte pirate qui les pourchassait. Elle avait cru sa dernière heure venue lorsqu’elle avait vu le monstre fondre sur leur navire. Le mât avait été arraché. Cinq hommes avaient été emportés par les lames. Elle avait vu l’un d’eux s’envoler comme un oiseau, avalé par la tourmente. Quelques instants plus tard, il était repassé, après avoir fait le tour de la tornade géante. Elle n’oublierait jamais cette vision infernale. Les vêtements de l’homme avaient été déchiquetés, et sa peau était couverte de sang, visiblement lacérée par la grêle. Il hurlait encore lorsqu’il avait été aspiré vers le haut, vers la gueule monstrueuse des nuages. On ne l’avait plus revu ensuite. Elle avait cru que le navire entier allait être ainsi pulvérisé et attiré vers la fureur des cieux. Mais, pour une raison inconnue, le Léviathan avait dévié sa course au dernier moment. Le dieu sauvage de la mer les avait épargnés, et il les avait débarrassés de leurs poursuivants, y compris du vaisseau de son frère. Dans le crépuscule, elle avait scruté désespérément la mer. L’Esprit de Ptah avait disparu. Bien sûr, les lames étaient encore puissantes, et masquaient l’horizon. Mais depuis le matin, il avait toujours été présent. Elle en avait conclu qu’il avait été avalé, lui aussi, par le dieu marin. Elle aurait voulu pleurer, elle n’avait plus de larmes. Peu à peu, une idée infernale s’imposa à elle : elle était maudite. Les dieux la tenaient pour responsable de la mort d’Inkha-Es. Ils lui avaient adressé un avertissement, mais elle l’avait négligé, et sa petite sœur était morte. Elle avait retrouvé l’homme mystérieux qui hantait sa mémoire depuis cinq années. Parce qu’il lui avait révélé sa véritable origine, elle avait rejeté les siens, estimant qu’ils l’avaient trahie. Alors, elle avait imaginé un stratagème pour s’enfuir avec ce prince chypriote qu’elle croyait aimer… qu’elle était sûre d’aimer. Mais elle avait payé très cher son désir de liberté. Sans doute Seschi avait-il cru que Tash’Kor voulait la tuer, il s’était lancé à leur recherche. Et il avait payé son initiative de sa vie.

Jamais elle ne pourrait se le pardonner.

 

Depuis deux jours, elle demeurait prostrée dans les ruines de la cabine. Enveloppée dans une couverture, elle refusait de parler et de s’alimenter, n’acceptant que sa ration d’eau. Un remords inexprimable la dévorait. L’avenir n’avait plus aucune signification. Elle se rendait compte à présent qu’elle avait suivi Tash’Kor sur un coup de tête. Ce dernier évitait de lui parler. Peut-être lui reprochait-il d’être la cause de cette aventure insensée, cette fuite en avant vers nulle part. Car c’était à cause d’elle qu’il avait quitté Mennof-Rê. Il n’était que toléré là-bas ; mais avec le temps, la rancune et la méfiance auraient fini par s’estomper.

Les Chypriotes, comme quantité d’étrangers avant eux, se seraient intégrés au peuple de Kemit. Conservant des relations avec la Grande Demeure, Tash’Kor aurait su gagner la confiance de Djoser. Il aurait alors pu l’épouser sans difficulté.

Mais elle n’avait pas supporté la vérité, cette vérité qui lui interdisait désormais de se croire la fille de l’homme le plus puissant du monde connu. Elle n’était pas née de son sang. Cela avait-il une quelconque importance ? Thanys avait raison : Djoser l’avait aimée et élevée sans faire la moindre différence.

Tout était sa faute. Elle ne pouvait tenir rigueur à Tash’Kor de ses mésaventures, il avait accepté de tout sacrifier pour elle. Il avait envoyé ses guerriers la chercher à Kennehout. Il avait vendu sa demeure de la capitale, rompu ses contacts commerciaux, quitté le Double-Royaume qui lui avait offert l’asile et la sécurité. Et il l’avait emportée vers l’inconnu sans savoir vraiment où il allait. Il avait prétendu se rendre dans les pays du Levant, mais, d’après ce qu’elle avait déduit de la position du soleil et des étoiles, il suivait la route du nord-ouest, vers un monde inconnu. Khirâ avait suffisamment retenu les leçons de Nemeter pour savoir que dans cette direction s’étendaient des territoires inconnus et sauvages, où vivaient des peuples farouches qui massacraient les voyageurs imprudents. Même si certaines peuplades entretenaient des relations épisodiques avec des capitaines audacieux, la plupart demeuraient inhospitalières.

 

Cela faisait quatre jours à présent que le Cœur de Cypris dérivait. Le navire avait beaucoup souffert du cyclone. Le mât n’existait plus. Des voies d’eau s’étaient ouvertes dans la coque, contraignant les marins à écoper sans cesse. On avait colmaté les brèches tant bien que mal, mais celles-ci s’élargissaient inexorablement. Les vivres emportés de Busiris avaient été en grande partie détruits et les rations de nourriture réduites à la portion congrue, plusieurs jarres d’eau pure s’étaient brisées. Quelques hommes énervés par la soif s’étaient déjà battus. Il avait fallu toute l’autorité de Tash’Kor et l’optimisme inaltérable de Pollys pour ramener le calme.

Tash’Kor ne savait plus comment aborder Khirâ. À présent que sa haine avait totalement disparu, il se rendait compte qu’il l’avait arrachée aux siens. Bien sûr, elle lui avait demandé de l’enlever. Mais elle ignorait que, s’il avait accepté, c’était pour mieux la faire tomber dans son piège. Il ne pouvait lui révéler la véritable raison de sa décision. Il avait compris qu’elle pleurait la mort de son frère, et il ne pouvait s’empêcher de se sentir responsable de sa disparition.

Il passait la majeure partie de son temps sur le pont, scrutant la mer à la recherche d’un ennemi hypothétique. Il savait ne pouvoir retourner à Chypre, où Khoudir les traquerait sans pitié. Il était également risqué de suivre la route du Levant en longeant les côtes égyptiennes. Les convois commerciaux protégés par des flottes de guerre puissantes y étaient trop nombreux.

Son premier objectif avait été de rejoindre le port d’Ugarit, où il avait déjà trouvé refuge par le passé. Mais il était probable que cette chienne de Tayna avait informé les Égyptiens de ses intentions. Peut-être leur navire avait-il été détruit, mais rien n’était moins sûr. Il lui fallait donc trouver une autre destination. Jokahn lui avait affirmé qu’en naviguant vers le nord-ouest, ils rencontreraient des îles innombrables, où il serait possible de s’établir. L’un de ses marins le confirma, prétendant y être déjà allé, et même parler un peu la langue des autochtones. Tash’Kor avait accepté.

Parfois, le désespoir minait le jeune prince. Il avait agi comme un imbécile. Comment avait-il pu croire qu’il parviendrait à se venger de Djoser, alors que son peuple était réduit désormais à l’équipage de ce navire perdu, en route vers un pays improbable, qui peut-être n’existait que dans l’imagination de Jokahn.

Depuis l’épisode du cyclone, Tash’Kor avait reconsidéré l’attitude du roi de Kemit. S’il était persuadé que les Chypriotes offraient asile aux Peuples de la Mer, il avait toutes les raisons de les détester, et de ne pas leur accorder sa confiance. Lui-même n’oubliait pas avec quelle cruauté ils exterminaient leurs adversaires, qu’ils soient femmes, vieillards ou enfants. Ces gens n’étaient que des bêtes féroces qu’il aurait aimé anéantir. Son père, Mokhtar-Ba, les avait tolérés, parce qu’il n’était pas assez puissant pour lutter contre eux. Ils étaient tellement prompts à détruire les villages côtiers sur un simple caprice qu’il valait mieux les maintenir en respect grâce à un traité qui protégeait les intérêts de chacun, même s’il n’était pas toujours respecté. Chypre servait de base aux pirates, et rien ne pouvait l’empêcher. Le sinistre Khoudir lui-même, tyran dépourvu de scrupules, avait trouvé commode de conclure une véritable alliance avec eux. Peu lui importait le pillage des hameaux de temps à autre, pourvu qu’ils lui payassent une redevance sur les razzias menées contre les flottes égyptiennes.

Tash’Kor se reprochait amèrement d’avoir quitté l’Égypte sur un coup de folie. Il ne pouvait expliquer autrement que par un aveuglement stupide son obstination à vouloir se venger d’un roi qui n’avait eu d’autre souci que de protéger son propre peuple, et qui y avait réussi bien mieux que lui. Au lieu de se dresser contre ce nomarque qu’au fond de lui il admirait, il eût mieux fait de s’en faire un allié et un ami. Au lieu de cela, il avait obéi à sa haine, et avait enlevé sa fille – avec son consentement il est vrai –, avec le projet de la tuer et de lui envoyer sa tête. Avec le recul, il estimait qu’il s’était conduit comme le dernier des imbéciles. Il avait fait preuve de la plus grande ingratitude, car il ne pouvait oublier que, malgré ses préventions et sa méfiance, Djoser l’avait autorisé à demeurer à Mennof-Rê et à y exercer le négoce. Les siens auraient pu trouver là une terre d’asile, de nouvelles alliances familiales. Ils étaient désormais condamnés à errer sur la mer, vers un avenir incertain.

Il serait bien retourné en Égypte afin de se livrer à l’Horus. Mais celui-ci aurait sans aucun doute condamné également les siens, qui n’étaient en rien responsables de ses errements. Il n’avait donc d’autre choix que de fuir, et fuir encore.

Debout à l’avant de son navire, il contempla ce qui restait de son peuple. Une soixantaine de rameurs, composée pour une moitié d’esclaves, pour l’autre moitié de combattants fatigués. Une demi-douzaine de jeunes nobles l’avaient suivi dans son exil, ainsi qu’une vingtaine de femmes, sœurs, cousines, amies de ses compagnons, servantes fidèles. Toutes étaient jeunes et solides. Il possédait là de quoi fonder sa propre cité, à condition de trouver une terre accueillante. Mais il devait avant tout étouffer l’orgueil imbécile qui le dominait depuis la mort de son père.

Il ne pouvait s’appuyer sur Pollys. Celui-ci avait décidé une fois pour toutes de remettre son destin entre les mains de son frère. Il ne se faisait jamais aucun souci. Pollys bénéficiait d’une propension à jouir de chaque instant qui passait avec une spontanéité et une gaieté que Tash’Kor lui enviait. Rien n’était jamais grave pour lui, et peut-être avait-il raison. On aurait pu le croire inconscient, mais il était d’une nature foncièrement optimiste, et porté à ne voir que le bon côté des choses. Lui-même, depuis cinq ans, ne voyait que le pire. Sans doute était-ce pour cette raison qu’il avait conduit son peuple vers la catastrophe.

Il se reprocha aussi de ne pas avoir plus souvent écouté les conseils de Jokahn. Jokahn le Sage, qui se réjouissait de vivre sur le même sol que celui qu’il considérait comme le plus grand savant de tous les temps : Imhotep le Magicien. Il désirait ardemment le rencontrer, devenir son ami, et apprendre de lui toutes sortes de secrets. Lui, Tash’Kor, avait estimé que cela n’avait aucune importance. Il avait pourtant admiré la fabuleuse réalisation de cet architecte : cette cité sacrée qui promettait d’être si belle qu’elle ne pouvait avoir été conçue que par un dieu. Combien avait-il été aveugle ! Aveugle encore plus, car il avait bafoué et frustré son plus fidèle ami. Jokahn avait tenté de lui ouvrir les yeux, de lui faire abandonner sa vengeance. Il ne l’avait pas écouté. Il ne l’en aimait que plus, car, malgré son erreur, le vieil homme lui était demeuré loyal, et avait dit adieu à son rêve : travailler un jour avec Imhotep.

Au fond, pourquoi les siens lui demeuraient-ils dévoués ? Il faisait un bien piètre meneur d’hommes.

— La réponse est en toi, répondit Jokahn qui venait de surgir à son côté.

On aurait dit parfois que le vieil homme avait le don de deviner ses pensées. Mais il le connaissait depuis sa plus tendre enfance. Il avait été son précepteur, et l’avait élevé, avec Pollys, comme s’ils avaient été ses propres enfants. À la mort de Mokhtar-Ba, il l’avait remplacé.

— Quelle peut être cette réponse, mon fidèle ami ? La haine m’a aveuglé, et j’ai mené les miens vers le néant.

— Mais tu t’en es rendu compte.

— Pourquoi me conservent-ils leur confiance ? À part les deux hommes qui se sont battus ce matin, aucun d’eux ne se plaint jamais, même pas les femmes.

— Tu es courageux et volontaire. Tu te soucies de chacun d’eux et ils le savent. Avec toi, malgré ce que tu crois, ils se sentent protégés, car ils savent que es capable de donner ta vie pour les défendre. Tu es jeune et inexpérimenté. En outre, tu es plus obstiné qu’un âne qui recule, mais tu possèdes au plus profond de toi l’âme d’un grand roi. Il te manquait seulement un peu de clairvoyance. Pour cela, il fallait que tu oublies ta haine stupide.

— Elle m’a quitté, Jokahn.

— Je sais. Ton regard a changé.

Soudain, mû par un profond sentiment d’affection, il prit le vieil homme dans ses bras et le serra.

— Pardonne-moi, mon vieil ami. Toi aussi, je t’ai trahi.

— Tu n’as écouté que le côté obscur de ton cœur, celui qui rend aveugle à la vérité. Mais le destin est parfois bien étrange. Les dieux sourient à ceux qui se sont débarrassés de leurs rancunes. De nouvelles épreuves nous attendent, mais nous les affronterons ensemble. Et nous triompherons.

Soudain, un cri attira leur attention. Agrippé à l’avant du vaisseau, un homme armé d’une lance à pointe de cuivre surveillait l’horizon. Au loin, le ciel devenait menaçant. Un nouvel orage se préparait. Une angoisse étreignit le cœur de Tash’Kor. Les dieux voulaient les frapper à nouveau de leur colère. Il redouta de voir renaître encore la divinité infernale qui avait failli les engloutir quatre jours plus tôt. Il savait que la moindre tempête serait fatale au Cœur de Cypris. Impuissant, il vit le ciel s’assombrir, des légions de nuages noirs fondre vers eux tels des troupeaux de taureaux sauvages. L’ouragan se leva et des vents violents se mirent à souffler. Les vagues se creusèrent, torturant le malheureux navire déjà terriblement éprouvé par le cyclone. Vers le nord, des chapelets d’éclairs éblouissants zébraient le rideau sombre d’un horizon où la mer et le ciel semblaient se mêler l’un à l’autre. Tash’Kor fit une moue amère.

— Les dieux nous sourient, disais-tu ? Je crois plutôt qu’ils refusent de me pardonner mes erreurs. Je crains que, cette fois, notre malheureux Cœur de Cypris ne soit perdu.

— Ils exigent un sacrifice, répondit Jokahn. Nous ne l’avons pas pratiqué l’autre jour, parce que le dieu Typhon nous avait terrorisés. Cette fois, nous allons leur sacrifier un jeune mouflon blanc.

— Mais il ne nous reste plus que deux bêtes.

— Justement, les dieux seront satisfaits que tu partages ta nourriture avec eux. Et ils apaiseront cette tempête.

Tash’Kor ne savait plus que penser.

— Après tout, que risquons-nous ? Si nous ne trouvons aucun moyen de calmer le courroux des dieux, nous sommes perdus.

Il ordonna à Mehdik, capitaine des guerriers, d’aller chercher l’animal. Celui-ci fut attaché à l’avant du navire. Tash’Kor leva son glaive et s’adressa aux divinités :

— Ô dieux de la mer, écoutez-moi ! Bien qu’il ne nous reste presque plus rien à manger, je vous offre la vie de ce jeune mouflon en échange de votre clémence. Apaisez votre colère !

Puis, d’un coup sec, il trancha la gorge de l’animal. Après quelques soubresauts, celui-ci s’immobilisa. La tempête s’était encore rapprochée. Tash’Kor brandit son glaive ensanglanté en direction des cieux menaçants et clama :

— Cet animal est pour vous, dieux de la mer et du ciel. Épargnez-nous !

— Épargnez-nous ! reprirent les hommes, subjugués par la force et la foi qui vibraient clans la voix de leur chef.

Bouleversée, Khirâ avait rejoint le prince. Elle aussi savait que le navire ne résisterait pas à un nouvel assaut des éléments. Soudain eut lieu un phénomène étrange. Une fine dentelle d’éclairs verdâtres apparut à la pointe du glaive brandi par Tash’Kor, Impressionnés, les Chypriotes tombèrent à genoux.

— Les dieux ! Les dieux se fâchent, dit l’un d’eux.

— Au contraire, répliqua Jokahn. Regardez ! S’ils n’avaient pas accepté l’offrande, ils auraient foudroyé notre seigneur. Cette lumière est la preuve qu’ils acceptent le sacrifice[21].

Comme pour lui donner raison, le vent tomba, puis la tempête s’apaisa et se déplaça vers le nord. Une immense clameur de soulagement jaillit de toutes les poitrines. Khirâ saisit le bras de Tash’Kor et le serra avec émotion. Les dieux avaient écouté sa prière, ils avaient accepté son sacrifice. Cela signifiait qu’ils l’estimaient, qu’ils le respectaient. Un regain d’espoir l’envahit. Peut-être possédait-il la force d’écarter la malédiction qui pesait sur elle. Il la prit par les épaules et déclara :

— À présent, nous pouvons envisager l’avenir avec confiance. Les dieux sont nos alliés.

— Où allons-nous ?

— Nous allons maintenir le cap vers le nord-ouest. Nous devrions bientôt atteindre l’île du Dieu taureau.

— L’île du Dieu taureau ?

— C’est un pays sauvage, mais l’un de mes marins le connaît. Il s’y est déjà rendu, et parle même un peu la langue de ses habitants. Rares sont les navires marchands qui osent s’aventurer aussi loin. En général, ils préfèrent longer les côtes. Mais je suis sûr que, sur place, nous pourrons remettre notre navire en état, et peut-être trouver un endroit où nous établir. Cependant, il faudra nous montrer très prudents. Certains peuples sont hospitaliers et amicaux. D’autres au contraire sont vindicatifs et détestent les étrangers. Fassent les dieux que nous ne tombions pas sur les seconds.

Vers la fin de l’après-midi, l’homme placé à l’avant poussa un cri. À l’horizon enfin débarrassé des nuées menaçantes, une terre venait de faire son apparition.

La première pyramide III
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